Les héros dont vous êtes le livre

Small Demons, une petite (?) boîte américaine qu'on aurait jadis appelé une start-up a mis en ligne il y a quelques mois une divine invention ludique et addictive, un pur fantasme de bibliophile qui consiste à inventorier pour un livre donné tous les objets, réels ou immatériels, qui nourrissent l'intrigue.
Il s'agit par exemple d'épingler pour un roman de Haruki Murakami les modèles de Toyota empruntés par ses protagonistes, la recette des cocktails ou des en-cas improvisés par le héros dans sa planque urbaine ou sa retraite sylvestre, les livres dans le livre, la playlist jazz ou classique, les marques de whisky ou de tabac, les rues arpentées, les produits manufacturés, l'énumération de tout ce bric-à-brac laissant à penser qu'on peut épuiser à coups de données cliniques la chair d'un roman.

Mon appétence matérialiste s'en trouve réconfortée, et avec elle la conviction que chaque livre est un monde en soi... et qu'en même temps les livres sont des briques comme les autres dans mon édifice domestique. Car enfin il faudrait arrêter avec le discours mythomaniaque fétichiste autour du livre : les livres me sont indispensables autant que ma cafetière italienne ou mon moulin à poivre et mes foulards de dame. Ni plus ni moins.

Quel est le dessein de Small Demons ? Partager autrement que sur Librarything et les communautés de lecteurs aux sites rustiques et amateurs? Faire vendre des livres (!)? Je suis intriguée par leur démarche et sceptique à la fois, tant elle me semble déjà terriblement anachronique.

Mon dessein à moi opérait depuis avant l'apparition de ces bookworms daemoniaques bouffeurs de datas. Si bien que mes livres sont pétris de réalité augmentée depuis très longtemps. Je consigne amoureusement et compulsivement tous les faits et détails érudits que je peux attraper : je les compile littéralement entre les pages physiques de mes livres ! des coupures de presse éclairantes parce qu'il s'y trouve, télescopages que j'affectionne tant, des analogies avec la fiction présente (l'exil de Hans-Joachim Klein et les romans de Echenoz), parfois une feuille ou un fil de soie (comme un caillou au fond d'une poche), le plan d'une ville (Buenos Aires... au hasard), des signets parfumés (chipés dans les parfumeries) empreints d'un parfum bien tangible qu'incarne si bien ce personnage fictif, des équations crayonnées en page de garde pour me rappeler combien Fran Kubelik chez Billy Wilder est la jumelle cinématographique de la May Price croisée dans un roman d'Amitav Ghosh. Etc.

 


Alors forcément dans une telle bibliothèque, quand on cherche un livre on se laisse distraire en chemin par dix autres ouvrages... et par leurs ancillaires. C'est le bazar, et s'y perdre est délicieux.










Commentaires

  1. Bien longtemps les Choses perecquiennes furent mes préférées justement pour leur caractère inventaire exhaustif.

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    1. Les Choses, comme me le disait un ami tout récemment, ont gardé une fraîcheur et une pertinence très actuelles.
      Il y aussi ici
      http://florizel.canalblog.com/archives/2008/11/13/11301450.html cette belle expression "épuiser l'image" à propos d'une tentative d'épuisement des vignettes désuètes d'un manuel de leçons illustrées de français...

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