Melon

Sept heures auparavant, la soirée avait débuté à cette même table, devant un véritable festin: du corned-beef chaud, de la langue de veau et des sandwiches aux tranches de pastrami, que Len en personne avait coupées, empilées et parsemées de cornichons, de salade au chou et à la crème fraîche - le tout en provenance directe du Carnegie Deli de New-York. Len mangeait et recevait énormément. Il brûlait ses calories, en grande partie du moins, en s'exerçant sur les tapis roulants de sa salle de gym dernier cri.
(...)
Il observa attentivement chacun des joueurs, comme pour garder une trace indélébile de leurs visages dans sa mémoire. Il savait qu'il vivait là les meilleurs moments de sa vie; il voulait pouvoir, dans un avenir lointain - peut-être après une attaque, assis dans une maison de retraite un jour d'automne, des feuilles mortes tourbillonnant dans le vent et une vieille couverture sur les genoux -, convoquer sans problème tous ces visages souriants.
Il y avait Jim, dit le Duc de Fer, ou encore le Rocher de Gilbratar. Il avait des mains immenses et une mâchoire très carrée. Mon Dieu, un vrai gaillard... Personne n'avait bluffé Jim au poker. Jamais.
Et Vince: énorme. Ou disons, parfois énorme. D'autres fois, moins. Vince entretenait en effet une relation haine-amour avec les centres de remise en forme: soit il y allait (son réveil téléphonique s'était une ou deux fois invité dans la partie pour lui rappeler un rendez-vous), soit il en revenait, tout mince, tout propret, avec dans les bras des sodas à la pêche sans sucre, des pommes fraîches et des biscuits fondants sans graisse. En général, lorsque la partie se déroulait chez lui, il préparait de copieux buffets - sa femme était très douée pour la cuisine italienne -, mais dès qu'il venait de finir un stage de remise en forme, ses copains avaient une peur bleue de sa cuisine: tortillas grillées, carottes râpées et champignons, salade de poulet chinoise sans huile de sésame. Du coup, ils préféraient pour la plupart dîner avant de venir. Ils aimaient la nourriture riche: plus elle était lourde, plus elle leur plaisait.
Shelly pensa ensuite à Dave, un psy barbu mais de plus en plus chauve, affligé d'une très mauvaise vue, et qui devenait dingue lorsque l'hôte ne fournissait pas des cartes de poker de la marque Jumbo. Dans ces cas-là, il sortait de la maison comme une furie et démarrait en trombe dans sa Honda Civic rouge et toute cabossée, direction le magasin de jeux le plus proche - pas toujours facile quand ils se retrouvaient, comme c'était parfois le cas, dans des banlieues perdues.
(...)
Ce qui les amusait beaucoup, c'était de voir que le psy était mille fois plus à la ramasse que quiconque autour de la table de jeu, ou du moins avait pu l'être. Car Dave revenait peu à peu sur Terre. Fini le bla-bla verbeux et hautain, fini les mots de dix syllabes, comme par exemple "antépénultième partie" ou "stratégie duplice"; ou encore au lieu de dire "une attaque" il disait "un accident vasculaire cérébral". Et puis cette nourriture qu'il servait... Des sushis, du melon en brochettes, de la salade de fruits, des courgettes au vinaigre: encore pire que chez Vince. Personne, d'ailleurs, n'osait goûter ses plats; il lui fallut néanmoins un an pour s'en rendre compte. C'est à partir de ce moment-là qu'il commença à recevoir des fax anonymes contenant des recettes de cuisine: poitrine de bœuf, cheesecake, brownies...


Irvin Yalom, Mensonges sur le divan, Galaade Éditions, 2006. Points, 2007.

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