Radis

"Où en est l'autofiction?... Adorée par la critique, gobée par le public, cette ficelle où je me complais en ce moment, à quoi sert-elle?
À protéger la planète.
Car quand l'écrivain fabrique ses livres avec des bribes de sa vie insignifiante, il recycle. Semblable à la dame du 3e, escalier C, il attrape l'emballage de ses jours, le compresse, le découpe en morceaux et le fait entrer dans la poubelle de son œuvre. Parfois il a besoin de forcer un peu pour fermer le couvercle.
Misérable est l'écrivain qui se sert de son imagination pour produire des textes nouveaux. Que d'énergie dépensée! Gâchis de neurones et d'heures de sommeil! Et dans quel but? Produire un texte qui ira gonfler la marée des écrits, dont même un libraire consciencieux ne lit qu'un infime pourcentage. Ennui garanti pour l'infortuné(e) compagnon (compagne) de l'écrivain, les amis, la maîtresse, l'amant, qui ont peu de chances de se reconnaître dans les personnages inventés.
L'imagination pousse à la surconsommation.
A contrario, l'écrivain d'autofiction est un écrivain responsable. Il ne perd pas de temps à se documenter: il a tout sur place, au fond du nombril et dans son cul, il n'a qu'à se baisser pour cueillir l'inspiration. Il est autosuffisant, comme ceux qui se lavent à l'eau de pluie et font du compost pour faire pousser leurs radis, leurs courgettes. À chaque instant, l'extase qu'il ressent en se regardant dans le miroir est un moteur suffisant pour le faire avancer, vaincre le doute et la fausse pudibonderie.
C'est au quotidien que l'on doit vaincre l'imagination. En s'y mettant tous, on fera avancer les choses. Rien ne se perd, rien ne se crée. Les ordures sont triées. Que l'on soit éditeur à Saint-Germain ou caissière de station-service, toutes les expériences sont bonnes à prendre, chacun peut faire un geste pour l'autofiction. Il y a de l'or dans nos déchets, branlettes, divorces. Il y a de la matière dans la moindre dispute, a fortiori quand l'enjeu est une amitié de vingt-cinq ans.
Prenez mon cas. Je n'ai pas toujours été un mordu de l'autofiction. Il m'arrivait d'en rire. Je fabriquais des poncifs comme "L'imagination est notre seul moyen de battre la vitesse de la lumière" ou "En littérature, on obtient souvent des résultats plus réalistes en maniant l'absurde ou le grotesque qu'en cherchant 'à faire vrai'. Je me sens plus proche de la commedia dell'arte que de Stanislavski". Eh bien je suis aujourd'hui confronté à la réalité du réchauffement climatique - celui qui est en bas de chez moi, chez les voisins, chez Vincent. Alors soudain! le réveil! le réel! Une prise de conscience qui me pousse à raconter mon quotidien, mon petit horizon. Je recycle, moi aussi, dans la poubelle blanche des éditions P.O.L. (On fait aussi de l'autofiction quand on trie ses photos de famille avec Picasa.)"

Iegor Gran, L'écologie en bas de chez moi, P.O.L, 2011.
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