Éloge de la fuite


J'aime infiniment cette photographie.
D'abord parce que mes enfants y sont beaux à voir: dorés, souriants, posés, confiants. Ensuite parce que pour une fois, les garçons ont de belles coupes de cheveux bien nettes alors que Nilu serait plutôt dans un registre 'bedhead' ("je viens de me lever") qui n'appartient qu'aux fraîches et jolies jeunes filles faussement désinvoltes (alors qu'en vrai elle applique chaque matin le vigoureux précepte des cent coups de brosse).
Aussi et surtout parce que cette photo est, étonnamment, un cliché en négatif ou en creux de ma réalité domestique, de ce côté-ci du miroir et de l'objectif...
En effet, Nilu et Naveen regardent ailleurs, au loin, ou du côté du chat, alors que ces deux vrais jumeaux-là auraient tendance à se planter devant moi à tout moment pour m'accaparer et m'absorber chacun dans son monde et son urgence du moment, ce en quoi ils sont des enfants comme les autres.

Et parce que Camille en revanche regarde droit devant lui! Alors que c'est une espèce de chat, ou de félin autarcique, ironique et clément, qui a le chic pour vous ignorer et se passer de vous.
Je lui trouve la grâce mutine du Pinocchio de Comencini: les yeux ronds et le regard clair, le nez court et droit, le teint mat, et le cou, les poignets délicats. Il en a aussi la caboche et l'art de l'esquive. Ce garçon est un malin animal qui joue parfaitement de l'art de la fuite, et s'emploie à m'y épuiser chaque jour un peu plus. Mais je suis une guerrière! Et j'affûte mes stratégies tous les jours un peu mieux.
Les devoirs sont notre terrain de lutte favori. J'apprends à le chasser jusque devant ses cahiers de dessin et dans ses constructions spatio-navales, à le cerner, à obtenir sa reddition, mais pas encore son adhésion. C'est une traque qui demande de l'endurance car j'ai affaire à un coureur de fond, qui ne s'essouffle point ni ne se démonte jamais. Et même lorsque je le tiens en joue, ayant lancé une question dont la réponse reste suspendue à ses lèvres pendant un temps incommensurable, je sais que je ne l'ai pas apprivoisé. Et qu'il se dérobera sitôt le piège à réponses levé.
N'étaient-ce les contingences scolaires, je constate aujourd'hui le bénéfice de sa position. Et je comprends que son art de la fuite lui assure une intelligence relationnelle et une force précieuses pour affronter la vie, qui est quand même une tout autre aventure.

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