Le déliateur*

Ayant récemment tordu le coup à (certains de) mes vilains penchants procrastinateurs, galvanisée et inspirée en cela par la détermination et la belle volonté d'un ami que je décidai d'imiter, j'ai repris le piano. Sé-rieu-se-ment. Pas trois notes ici et là, de deux mois en trois semaines, à bousculer une même rengaine sympathique en la massacrant jusqu'à la corde, ou à me réfugier facilement dans "Les classiques favoris" aux ritournelles faciles et à l'harmonie rudimentaire.
Non. Une véritable entreprise de réappropriation, ingrate, courageuse et laborieuse, du clavier, du déchiffrage des partitions (trop de notes!), du travail des nuances (troppo forte!), du respect du tempo (troppo largo!), de la maîtrise des pédales (trop compliqué de tout synchroniser!), des accords (hein quoi sept notes avec mes cinq doigts de la main gauche alors que ma main droite déambule deux octaves plus haut?!), des fioritures (écrites façon note de bas de portée, soit en beaucoup trop petit, et trop chichiteux du reste), etc.
Contre toute attente, je découvre que le piano c'est comme le vélo, ça ne s'oublie pas. Et c'en est même assez troublant. J'imagine bien des études là-dessus dans des laboratoires de neurobiologie, avec des pianistes cobayes (pas des hamsters, hein), le crâne hérissé de capteurs comme quand on veut percer les rêves et sonder le sommeil et ses cycles, jouant des Arabesques de Debussy (trop dur) en réfléchissant peut-être aux courses à faire en rentrant le soir, ou à Dieu sait quoi qui ne se trouverait pas transcrit en notes et en silences sur la partition devant eux.
Car voilà le mystère qui m'occupe, réjouissant: mes mains semblent évoluer indépendamment de ma tête, comme si elles avaient développé une mémoire propre, déroulant leurs motifs avec bonheur, anticipant sur ma lecture scolaire et appliquée de la partition.
Où siège donc cette mémoire inouïe, comment s'est-elle donc émancipée des étages et fonctions supérieurs, vivant sa vie d'artiste, heureuse et cachée depuis toutes ces années?
Pour peu que je prenne conscience subitement de cette forme de vie intelligente autonome nichée dans mes interosseux palmaires, patatras le charme se rompt et c'est la fausse note. Je précise toutefois que je suis pendant ce temps incapable de faire ma liste de courses ou de répondre de manière intelligible si on me parle (car c'est bien connu qu'il se trouve toujours quelqu'un pour avoir quelque chose à vous demander à CE moment-là). Non, je suis juste perdue dans mes divagations ou absorbée dans la constatation de cette conscience absente. Ma séance quotidienne de piano serait-elle une forme de méditation?


*Méthode imparable en quelque 100 pages et autant d'exercices abrutissants pour dérouiller les mains paresseuses ou chancelantes, gagner en précision et en dextérité. Tuant (et je ne parle même pas des voisins).
Un titre alternatif à ce post aurait pu être: Clara/Martha, sors de ce corps! Trop vaniteux.
Ce message a été envoyé depuis un terminal BlackBerry de Bouygues Telecom

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