Blue collar, white collar, no collar*

Comme l'écrit Jessica Freeman-Slade dans son article à propos d'un recueil de nouvelles sélectionnées par Richard Ford sur le monde du travail, il est courant que l'on vous demande dans les dîners en ville ce que vous faites, comprendre: quelle profession vous exercez.
Freeman-Slade relève finement combien l'activité professionnelle vous définit socialement puisqu'à la question que faites-vous? on répond je suis... (Pour la peine, ou plutôt pour éviter que certains de mes lecteurs ne soient à la peine avec ce long texte en anglais, j'en ai traduit le début inaugural, dans un long post-scriptum ci-dessous;-).
Je m'étais fait cette réflexion il y a quelques années à une réunion de famille où une poignée de mes quelque quarante cousins germains (si si) se retrouvait après de longues années: chacun prenait plaisir à demander des nouvelles qui des enfants, qui des projets de vacances ou de voyages, mais au final personne pour s'entretenir de vos perspectives et ambitions professionnelles.

Je me trouvais hier à une soirée dont les invitations en cercles concentriques à partir du petit noyau des organisateurs de ladite soirée laissaient penser qu'on n'y côtoierait jamais que des personnes issues des mêmes milieux autorisés, et qu'on parlerait nécessairement boulot. De fait, non. J'y ai rencontré le plus improbable des personnages. Son allure détonait, le cheveu blond arborant un balayage californien ébouriffant, la chemise de rugby ajustée sur une silhouette lourde, et une spontanéité sans apprêt. Henri (le prénom est changé) est capitaine de voilier entre l'Indonésie et la Malaysie. Il a laissé son épouse ukrainienne gérer leurs affaires pendant un bref congé qu'il s'accorde en Europe pour voir ses amis: c'est ainsi qu'il envisage les vacances, du temps pour voir les gens qu'il aime. Me demandant à quand remontent mes dernières vacances, je réponds modestement week-end à Bréhat, et à Londres, ce qui le laisse ahuri (qu'on quitte une ville pour une autre). Et mon marin de demander où est Bréhat... Euh un caillou assez loin du détroit de Malacca et de Penang, entre la Manche et l'Atlantique. Pas la peine d'évoquer Paimpol ou Guingamp, cela ne l'aiderait en rien. J'apprécie le décalage quand il me vante les attraits de la côte est de la Malaisie, beaucoup plus sauvage (euh que... la côte ouest? question bête) comme on louerait le charme authentique de l'arrière-pays niçois, ou quand il me demande si Lille est près de Strasbourg, parce qu'il ne voit pas où c'est. Moins à l'est, non, non non pas sur la mer pour autant (une ville qui s'appelle Lille, en même temps). Combien de milles nautiques de Lille à Strasbourg?
J'aime bien l'idée que nos perspectives soient radicalement inversées, comme ces planisphères où l'Europe n'est plus au centre. Comment dit-on déjà? Chacun voit midi à sa porte!
En l'occurrence, Henri exerce une profession où les portes et les plans de carrière, pfff, cela doit lui sembler lointain, comme à moi la mer de Chine...


Post-Scriptum: "Que faites-vous?"
Bien sûr, la question n'est pas "Qu'est-ce que vous aimez faire?"
Ce n'est pas non plus "Qui êtes-vous?", soit la plus ouverte et directe des questions personnelles. Cela laisse suggérer combien nous sommes toujours, en tant qu'êtres humains productifs, quelque part à devoir faire quelque chose, et ce que que nous faisons de notre temps est l'expression essentielle de ce que nous sommes et voulons être. Bien sûr, quiconque a eu un boulot saisonnier, opérateur de saisie, téléopérateur, vendeur, agent d'entretien n'irait pas dire que ce qui le fait vivre définit ce qu'il est. Sauf à se découvrir une vocation pour la vente, la construction, la friture ou le pelletage, et à en être fier.
Car la question de ce qu'on fait appelle le plus souvent une réponse sur ce qu'on est. Je suis actif, je suis occupé, je suis utile à quelque chose quelque part.

*Blue collar, white collar, no collar. stories of work, edited by Richard Ford, Harper Perennial, 2011.

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